Sept
Michael avait fait arrêter le chauffeur de taxi pour acheter de la bière, jubilant déjà de se retrouver dans la chaleur de l’été. Après avoir quitté l’autoroute, ils s’étaient engagés dans la misère familière et inoubliable du bas de Saint Charles Avenue. Michael eut les larmes aux yeux en voyant les chênes à l’écorce et au feuillage sombres, le long tramway grondant et cahotant, exactement comme dans ses souvenirs.
Même dans cette partie de la rue, où les fast-foods sordides, les bars minables, les immeubles-champignons surmontant des devantures de magasins bardées de planches clouées et les stations-service désertes se pressaient les uns contre les autres, il reconnaissait bien sa bonne vieille ville verdoyante. Même les trottoirs défoncés, envahis de mauvaises herbes, étaient plaisants à ses yeux.
— Mais regardez-moi ça ! lança-t-il au chauffeur, qui n’avait cessé de parler de criminalité et des difficiles conditions de vie. Le ciel est violet, exactement comme dans mes souvenirs. Pendant toutes ces années, j’ai cru que c’était un tour de mon imagination et que j’avais coloré tout ça dans ma mémoire.
Le chauffeur se mit à rire.
— Ouais, on peut dire que c’est un ciel violet, si vous voulez.
— Ah ça, oui ! Dites donc, vous, vous êtes né entre Magazine et le fleuve, non ? Je reconnaîtrais cette voix entre toutes.
Michael ferma les yeux. Même la diatribe interminable du chauffeur était douce à ses oreilles. Il avait tant espéré cette chaleur odorante et tangible. Dans aucun autre endroit au monde l’air n’avait une telle présence vivante, où la brise vous embrasse et vous caresse, où le ciel est si animé. Mon Dieu ! Qu’il était bon de ne plus avoir froid !
— Je suis vraiment le plus heureux des hommes, dit Michael. Regardez les arbres, dit-il en ouvrant les yeux.
— Mais d’où sortez-vous ? demanda le chauffeur.
Le petit homme coiffé d’une casquette avait le coude posé sur le rebord de la fenêtre.
— J’étais en enfer, mon vieux. A propos, contrairement aux idées reçues, je peux vous dire qu’en enfer il ne fait pas chaud du tout. Regardez ! C’est l’hôtel Pontchartrain. Il n’a pas bougé d’un pouce !
Il lui semblait encore plus élégant que par le passé, avec sa marquise bleue et sa cohorte de portiers et de chasseurs devant les portes de verre.
Michael ne tenait pas en place. Il était impatient de sortir, de marcher, d’arpenter les vieux trottoirs. Mais il avait demandé au chauffeur de le conduire d’abord à First Street.
Il termina sa seconde bière en débouchant sur Jackson Avenue, et tout changea alors. Les chênes étaient encore plus hauts et denses, les immeubles d’habitation cédaient la place aux maisons blanches aux colonnes corinthiennes, et tout parut soudain se couvrir d’un voile vert et brillant. Des clôtures en fer entouraient pelouses et jardins.
— Enfin chez moi, murmura-t-il.
A l’atterrissage, il avait regretté d’être si soûl car il avait eu du mal à ramasser sa valise et à trouver un taxi. Mais maintenant, c’était mieux comme ça. Lorsque le taxi tourna à gauche pour s’engager dans First Street, le cœur de Garden District, Michael était en extase.
— Vous vous rendez compte que ça n’a pas bougé d’un iota ? dit-il au chauffeur.
Une immense gratitude s’empara de lui. Il passa la bière au chauffeur qui se mit à rire et refusa.
— Plus tard, vieux. Bon, où on va maintenant ?
Au ralenti, comme dans un rêve, ils passaient devant des demeures massives. Trottoirs de brique, magnolias majestueux.
— Vous n’avez qu’à avancer tout doucement. Je vous dirai de vous arrêter.
Le chauffeur recommença à parler. En fait, il n’avait même jamais arrêté. Il parlait maintenant de la paroisse rédemptoriste. Il n’en restait plus grand-chose. Oui, Michael voulait voir la vieille église.
— J’étais enfant de chœur à Saint Alphonse, précisa-t-il.
Et puis non. Cela pouvait attendre… Il avait aperçu la maison, avec son long flanc sombre, sa rampe en fer aux motifs de roses, les chênes sentinelles déployant leurs branches gigantesques comme des bras puissants et protecteurs.
— C’est là, dit-il. (Sa voix n’était plus qu’un murmure.) Arrêtez-vous là.
Prenant la bière avec lui, il descendit et marcha jusqu’au coin de la rue pour regarder la maison en diagonale.
C’était comme si le silence s’était abattu sur le monde. Puis il distingua successivement le chant des cigales, et un autre son, qu’il avait complètement oublié, le cri aigu des oiseaux.
On se croirait au milieu des bois, songea-t-il, en admirant les galeries sombres et tristes dans l’obscurité naissante. Pas un seul mouvement n’était perceptible derrière les nombreuses persiennes en bois.
Le ciel marbré de violet et d’or étincelait au-dessus du toit. On apercevait la colonne de l’extrémité de la galerie du second étage et, sous la corniche, une bougainvillée luxuriante qui descendait du toit jusqu’à terre. Malgré l’obscurité, Michael discernait ses fleurs pourpres, et même les rosaces de la rampe en fer.
Il poussa un long soupir affligé. Son bonheur inexprimable était teinté de tristesse. Toutes ces années ! pensa-t-il avec regret. Ses souvenirs ne l’avaient trahi que sur un point : la maison était bien plus grande qu’il ne se l’était figurée.
Cet endroit respirait, était vivant, avec son feuillage touffu, ses rambardes rouillées, le chant des cigales, les ombres sous les grands chênes.
— C’est le paradis, murmura-t-il, les larmes lui venant aux yeux.
Le souvenir des êtres se rapprochait de lui, le caressait de ses ailes noires. « Oui, la maison, Michael. »
Il était comme pétrifié, sa bière froide serrée dans sa main gantée. Etait-ce la femme aux cheveux noirs qui lui parlait ?
Sa seule certitude était que le crépuscule chantait, que la chaleur chantait. Il laissa son regard dériver sur les autres demeures autour de lui, remarquant l’harmonie des grilles, des colonnes et même des petits lagerstroemias qui s’accrochaient à la vie sur des bandes de pelouse veloutée. Un sentiment de paix l’inonda, lui faisant oublier une seconde l’objet de sa présence. Il replongeait dans la douceur de son enfance.
Du fin fond de sa mémoire remontaient ses souvenirs de petit garçon se promenant dans la quiétude de ces rues et s’arrêtant devant cette même maison à la tombée du jour. Mais le présent reprenait le dessus, comme un prolongement de ses sensations d’autrefois.
Il porta de nouveau son regard sur la maison et son épaisse porte qui ressemblait à un énorme trou de serrure dans cette façade gigantesque. La porte. Oui, ils lui avaient parlé de la porte ! Mais ce n’était pas une vraie porte. Et pourtant, cet énorme trou de serrure et le vestibule s’ouvrant derrière… Non, ce n’était pas une porte normale. Il ouvrit les yeux, les referma et les ouvrit à nouveau. Comme hypnotisé, il fixa les fenêtres d’une pièce du second étage et, inquiet, aperçut la lueur d’un feu.
Non, c’était impossible. Au même instant, il se rendit compte que c’était la lueur de bougies. Le scintillement était permanent et il se demanda pourquoi les habitants de la maison s’éclairaient à la bougie.
Le jardin plongeait petit à petit dans le noir. Il ferait bien de sortir de sa torpeur s’il voulait longer la grille pour jeter un coup d’œil dans la cour latérale. Mais la fenêtre éclairée le retenait. Il aperçut soudain la silhouette d’une femme passant devant le rideau et, à travers celui-ci, un piètre motif de fleur en haut d’un mur.
Il toucha des doigts les entrelacs de la grille tout en regardant la saleté et les débris se détachant du porche frontal délabré. Les camélias étaient devenus des arbres qui s’élançaient au-dessus de la rampe, l’allée dallée était couverte de feuilles. Il posa un pied sur la grille en fer. Rien de plus facile que de passer par-dessus.
— Eh, vieux !
Surpris, il se retourna. Le chauffeur de taxi était près de lui. Il paraissait encore plus petit qu’assis dans sa voiture. C’était un petit homme avec un gros nez et une casquette.
— Qu’est-ce que vous faites ? Vous avez perdu votre clé ?
— Je n’habite pas ici et je n’ai pas de clé.
Il se mit à rire de l’absurdité de la situation. Il se sentait étourdi. La brise montant du fleuve était agréable et la maison était si proche qu’il aurait pu la toucher.
— Allez, je vous ramène à votre hôtel. Le Pontchartrain, c’est ça ? Je vais vous aider à monter dans votre chambre.
— Pas si vite, lança Michael. Attendez une minute !
Il se retourna et descendit la rue, étonné soudain du mauvais état du trottoir, violet lui aussi, comme dans ses souvenirs. Il essuya son visage. Des larmes. Il regarda vers la cour latérale.
Les lagerstroemias avaient tellement poussé que leurs troncs cireux étaient maintenant très épais. La grande pelouse dont il se souvenait était couverte de mauvaises herbes et le vieux massif de buis complètement négligé. Mais il aimait toujours cet endroit et la vieille vigne croulant sous son fardeau de treilles emmêlées.
C’était là que se tenait l’homme, pensa-t-il en discernant dans la pénombre le lagerstroemia qui montait jusqu’en haut du mur de la maison voisine.
— Où êtes-vous ? murmura-t-il.
Soudain, il perçut la présence des visions. Il se sentit projeté contre la grille et l’entendit grincer. Un léger bruissement provenait des feuillages de l’autre côté, exactement à sa droite. Il se retourna. Mouvement dans les feuilles. Des fleurs de camélia abîmées gisaient par terre. Il s’agenouilla et en attrapa une à travers la grille. Le chauffeur était-il en train de lui parler ?
— D’accord, mon vieux, dit Michael en observant la fleur écrasée dans sa main.
Soudain, quelque chose brilla par terre, devant lui. Une chaussure noire ? Le bruissement se fit entendre à nouveau, C’était bien le bas d’un pantalon qu’il voyait, à deux pas de lui. Il y avait quelqu’un. En levant les yeux, il perdit l’équilibre et, tombant à genoux sur les pierres, il entrevit une silhouette le regardant à travers la grille, tout près, dangereusement près. Une main blanche se tendit vers lui, Michael se sentit pris de panique. Il écarquilla les yeux. Il n’y avait personne.
Le vide lui fit aussi peur que la disparition de la silhouette.
— Seigneur, aidez-moi ! chuchota-t-il.
Son cœur cognait dans sa poitrine et il était incapable de se relever. Le chauffeur le tira par le bras.
— Venez avant qu’une patrouille de police ne passe !
Le chauffeur le remit brutalement sur ses pieds.
— Vous avez vu ça ? murmura Michael. Seigneur tout-puissant, c’était le même homme ! Je vous dis que c’était lui.
— Écoutez, vieux ! Je vous ramène à l’hôtel, maintenant. On est dans Garden District, vous vous rappelez ? Vous ne pouvez pas rester ici.
Michael se retourna, cherchant l’arbre des yeux. Mais il n’y avait pas d’arbre. Le chauffeur l’attrapa fermement et, soudain, deux autres mains s’emparèrent de lui. Il fit volte-face. C’était sûrement lui. Il allait devenir fou.
Mais ce n’était que l’Anglais de l’avion.
— Qu’est-ce que vous faites ici, vous ? dit-il hargneusement.
Mais l’homme aux manières raffinées le regardait avec bienveillance.
— Je veux vous aider, Michael, répondit-il avec une grande gentillesse. Je vous serais reconnaissant si vous me permettiez de vous raccompagner à votre hôtel.
— J’ai bien l’impression que c’est ce qu’il y a de mieux à faire, dit Michael, se rendant compte qu’il avait du mal à articuler.
Il regarda à nouveau le jardin, la haute façade de la maison, presque perdue dans le noir. Le chauffeur de taxi et l’Anglais semblaient discuter ensemble. L’Anglais avait l’air de payer la course.
Michael voulut prendre de l’argent dans son pantalon mais sa main n’arrivait pas à trouver sa poche. Il s’écarta des deux hommes et tomba à nouveau en avant contre la grille. On ne voyait presque plus rien. Mais sous le lagerstroemia, au loin, il aperçut presque distinctement une forme humaine, le pâle ovale du visage de l’homme, son col blanc amidonné et la même cravate en soie qu’autrefois.
— Venez, Michael. Je vous ramène, dit l’Anglais.
— Dites-moi d’abord quelque chose. (Il tremblait de tout son corps.) Vous avez vu l’homme ?
C’est alors qu’il entendit la voix de sa mère : « Michael, tu sais bien qu’il n’y a personne. »